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Chapitre 5

Publication : par Le directeur

V Récit de Daniel Sanz, quarante-huit ans, chauffeur routier

Toute une tripotée de gosses. D’un seul coup dans mes phares. Et qui lèvent les bras en l’air :
— Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous !
Vous les auriez vus, tous la bouche grande ouverte. Pas la peine de savoir lire sur les lèvres comme les sourds-muets. C’était clair, ce qu’ils voulaient : monter dans mon camion. J’ai pas eu à freiner beaucoup. La route est mauvaise à cet endroit, alors là avec la pluie c’était le pompon. C’était à la sortie d’un virage serré, en plus. Bref, j’étais presque déjà à l’arrêt. Bon. J’ouvre la portière passager et les voilà qui grimpent. J’en compte un, deux, trois, quatre. Tous trempés comme des soupes, à dégouliner de partout. Et deux de plus ! Et allez ! Et ça se ressemble tout. Et ça grelotte que les mâchoires en claquent. Je crois que c’est fini et je crie au dernier :
— Ferme bien !
Mais je t’en fiche, il se retourne, descend sur le marchepied, il tend les bras et se redresse avec quoi dans les mains, je vous le donne en mille, un bébé !
Alors là , scié que je suis ! Scié !
— Où vous allez comme ça ?
Pas de réponse. Le plus grand s’assoit à côté de moi et fait un vague signe comme quoi ils vont « là -bas devant  ». Moi, j’éclate de rire.
— Où c’est que vous habitez ?
Là -bas devant aussi ! C’était tout « là -bas devant  » avec eux ! Bon, on verra ça, je me suis dit. Dans la couchette j’ai des couvertures. Je tends le bras et j’en tire deux.
— Mettez-vous ça sur le dos !
Et les voilà qui se déloquent à moitié. Ça quitte les pull-overs, les chemises et ça s’enroule dans les couvertures. Le chantier dans la cabine ! On aurait dit une nichée de chiots dans leur panier. Alors j’ai dit :
— Les plus petits ont qu’à passer dans la couchette.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ça se grimpe tout les uns sur les autres. Ça se piétine. Sans rigoler, tout ça.
Ça m’a frappé, ce détail. Parce que des mômes qui grimpent dans ma couchette à quatre pattes, ça doit rigoler normalement, non ? Se chamailler. Eh ben, eux non. Enfin au bout d’un moment, il reste plus que les deux grands devant, avec le petit entre eux. Je demande :
— Quel âge qu’il a le petit ?
Pas de réponse.
— D’où c’est que vous venez comme ça ? Vous vous êtes sauvés ?
Silence. Alors là je me suis dit : mes lascars, votre affaire est pas bien claire.
Ma première idée, c’était de les déposer tous à la gendarmerie du patelin. Seulement je savais pas où ce qu’elle était, cette fichue gendarmerie, et puis ça m’obligeait à faire demi-tour. Vous avez déjà fait demi-tour avec un trente-cinq tonnes, vous qui causez si bien ? Alors j’ai dit : allez, va pour Périgueux. Y a soixante bornes, une heure de route à tout casser, tu les déposes là -bas. J’ai eu tort, je le sais maintenant, mais c’est facile à dire après. Y’a que ceux qui font rien qui se trompent pas.
Le temps que je réfléchisse à tout ça, que je pèse le pour et le contre, figurez-vous que ça s’était tout endormi d’un coup, hop là . La vie est bizarre, me dites pas le contraire. Un quart d’heure avant j’étais tout seul dans mon bahut à écouter RTL et voilà que d’un coup on était huit là -dedans. Sept qui dormaient et un qui rigolait : moi. Et le plus drôle, c’est qu’avant de les faire monter, j’étais justement en train de penser à mes gosses, à mes gosses à moi. Enfin à ceux que j’ai pas, vu que Catherine et moi on peut pas en avoir. Ça me travaille, parce que je les adore, moi, les gosses. On en aurait rien qu’un, y’aurait pas plus heureux que nous. Parfois, je me vois en train de le cajoler, de lui dire des mimis et tout ça. Et quand je me rends compte que je parle tout seul dans mon camion, ça me rend triste.
Et ceux-là qui me tombent du ciel, comme ça, en pleine nuit, comme des chats perdus.
« Pauv’ gosses  », je me suis dit et j’ai pas pu m’empêcher d’avoir un peu pitié. Faut dire qu’ils étaient drôlement fagotés.
Les fringues, c’était pas du Chevignon, je vous le garantis.
Un peu avant Périgueux, il y a un patelin avec la gendarmerie juste au bord de la nationale. On peut pas la rater. Je me gare sur le parking pas loin, j’arrête pas le moteur, je descends sans claquer la portière. Je jette un dernier coup d’œil aux gosses et je marche jusqu’au bâtiment. Je vous jure qu’ils dormaient tous comme des souches quand je les ai laissés, ou alors c’était drôlement bien imité, bouche ouverte et compagnie. Bref, j’arrive à la porte de la gendarmerie. Je sonne une fois, deux fois. Ça s’allume à l’étage et au bout de trente secondes un gendarme en pyjama ouvre la fenêtre et me demande ce que je veux. Je lui explique sans trop pousser la voix que j’ai dans mon bahut une portée de drôles de petits chatons et qu’il ferait bien de jeter un coup d’œil. Il me dit qu’il arrive. Je me grille une cigarette en l’attendant. La pluie s’était calmée. Il finit par se pointer et on s’avance tous les deux vers le camion.
Bon, le suspense est pas bien grand, hein ? Facile à deviner. Quand j’ai ouvert la portière pour montrer ma capture au gendarme, j’ai eu l’air finaud : il y avait plus personne à bord. Plus personne, je vous dis.
Envolés. Tous ! Fftt ! Et pas la trace d’une chaussette oubliée, rien. Juste les deux couvertures en boule sur le siège passager.
On a inspecté les parages avec ma torche électrique. Que dalle. Alors j’ai arrêté le moteur et je suis allé faire ma déposition. Quand je suis reparti, il était pas loin de trois heures et demie du matin.
D’où est-ce qu’ils sortaient, ces mômes, où ils allaient, mystère et boule de gomme. A se demander s’ils existaient vraiment, si j’avais pas rêvé. J’ai repris la route, et au bout d’un moment, à tout hasard, j’ai dit comme ça, pour moi-même : « Bonne chance, les gars  », à voix haute, et j’ai essayé de penser à autre chose.

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