Deuxième partie Chapitre 12
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XII Récit de Thierry Viard, vingt-huit ans, chômeur
Mon boulot, c’est de jeter un coup d’oeil à la villa de M. Faivre, deux ou trois fois par semaine. Je vérifie que tout est bien « en ordre  », comme il dit. C’est son expression favorite, d’ailleurs : il faut que les choses soient « en ordre  ». A chaque fin de mois il me donne cent francs, ou cent cinquante, selon son humeur.
C’est toujours ça de pris, ça me paye mes cigarettes, et puis j’y passe de toute façon, devant sa saleté de baraque, alors autant que ça me rapporte quelque chose. Tous les soirs je cours sur la plage, dix kilomètres, douze, ça dépend. J’enfile mon vieux survêt, je mets un bonnet si c’est l’hiver, et je galope. Comme je suis au chômage, j’essaie de m’y tenir, ça me nettoie la tête, ça me défoule, sinon j’ai trop la rage.
Il n’a pas la rage, lui, M. Faivre. Je ne l’ai jamais vu en colère. Ni même irrité. Il parle tellement bas qu’on en rate la moitié, ce qui vous oblige à faire silence, et ça doit lui plaire, ça, qu’on l’écoute en silence.
Pour vous saluer, il vous tend une main molle, incroyablement douce, toute fragile, et il ne donne aucune pression avec les doigts. C’est si désagréable qu’on a envie de le secouer, de lui broyer les phalanges. Il fait penser à un poisson, M. Faivre, sauf que les poissons doivent bien éprouver des émotions de temps en temps. Et que les poissons ne font pas de politique.
« Je vous fais la plus absolue confiance, Thierry...  » Pourquoi est-ce que cela me glace, quand il me dit ça ? Je devrais être flatté au contraire... La première fois, c’était au début de l’automne en me tendant les clés : « Je vous fais la plus absolue confiance, Thierry...  » Et ses yeux serrés ont ajouté en silence : « Ne t’avise surtout pas de me décevoir, petit rien du tout que tu es...  »
Une villa comme la sienne, il y en a des centaines ici. Les proprios sont des rupins qui les habitent deux mois de l’année, et qui, le reste du temps, ont la trouille qu’on les « visite  ».
Celle de Faivre est plutôt sinistre, dans les gris, et quand tous les volets métalliques sont baissés, elle est aussi gaie qu’un corbillard.
Ce qui lui donne un air de ressemblance avec son propriétaire... Il y vient l’été avec sa femme et ses filles.
Elles sont une tripotée, ses filles, plus de cinq en tout cas. Toutes blondes et pétantes de santé. Il y a des jumelles dans le tas.
La route passe juste devant la maison. De l’autre côté, c’est la plage et l’Océan. Je n’y suis jamais entré.
Je me contente de faire le tour, de constater que tout est « en ordre  » et je reprends ma course.
J’ai repéré les gosses vers dix-huit heures. Facile. Au mois de novembre, il n’y a pas un chat ici, et six gosses alignés sur la plage, ça se remarque. J’ai pensé que c’étaient des manouches, à cause de leurs fringues et puis parce qu’il y a un campement pas loin. Ils étaient assis sur le sable et ils regardaient vers le large. Quand je suis arrivé à leur hauteur, ils se sont tous retournés.
— Salut ! j’ai lancé.
Ils ont tous répondu ensemble :
— Salut !
Quand je suis passé dans l’autre sens, une demi-heure plus tard, ils n’étaient plus là .
L’Océan virait au noir, la nuit était proche. Par habitude, j’ai jeté un coup d’oeil vers la villa. Une silhouette furtive disparaissait à l’angle. Tiens tiens...
Au lieu d’y aller tout droit, j’ai fait un assez grand détour et je me suis caché derrière la villa voisine pour observer. Les six petits manouches de la plage étaient là et ils jouaient
un drôle de jeu. Si on considère bien sûr que jeter un gosse sur le toit d’une maison est un jeu...
Car c’est ce qu’ils faisaient ! J’ai mis une bonne minute avant d’en croire mes yeux. Ce n’était pas un chat, ni un chien, c’était un gosse, un vrai ! Les deux plus grands l’ont pris par les jambes et par les bras, l’ont balancé trois ou quatre fois, puis ils l’ont lancé, comme on lancerait un sac de pommes de terre. Le petit est monté dans les airs et il a atterri tout au bord du toit. Il a essayé de s’agripper au chéneau mais il n’y est pas parvenu et il est tombé. Un des enfants a plongé et l’a recueilli dans ses bras, comme au rugby.
Aucun ne riait. Ça m’a frappé. Ils se sont concertés un instant et ils ont fait une nouvelle tentative. Mais elle s’est déroulée exactement comme la première. Le gosse a glissé et il est retombé. Cette fois ils se sont querellés. Sans doute que le petit avait mal. Deux autres lanceurs s’y sont mis. Ils avaient des casquettes à oreilles, ceux-là . Ils ont propulsé le môme avec une énergie incroyable. J’ai failli crier pour les empêcher, mais il était trop tard. Il est monté si haut qu’il a presque atteint le milieu du toit. Il s’y est immédiatement accroché comme un gros insecte. Puis il a rampé jusqu’à la cheminée. Et il y est entré. Il est entré par la cheminée...
Deux minutes se sont écoulées et la porte à bascule du garage s’est ouverte. Ils s’y sont tous engouffrés.
La porte s’est refermée. Il n’y avait plus rien à voir. J’avais regardé, fasciné, sans rien faire. J’aurais dû intervenir depuis longtemps, bien sûr. Seulement il se trouve que je ne suis pas Zorro, moi. Et puis je ne suis pas payé cent francs par mois pour me faire trouer le ventre. Ces gars- là ont des couteaux, c’est connu.
Mon boulot, c’est de prévenir Faivre si quelque chose n’est pas « en ordre  ». C’est tout. Alors j’ai couru jusque chez moi et je l’ai appelé à son domicile de Bordeaux.
— Monsieur Faivre ?
— Lui-même.
— C’est Thierry à l’appareil. Je ne vous dérange pas ?
Je lui ai raconté exactement ce que j’avais vu. Il a écouté en silence. Le silence de Faivre, c’est quelque chose, croyez-moi. Il n’a posé qu’une seule question :
— Ce sont les manouches ?
Je n’étais pas sûr à cent pour cent, mais j’ai dit que oui, que c’étaient certainement les manouches.
Alors il m’a répondu qu’il arrivait, que je devais seulement surveiller la villa, au cas où ils ressortiraient. Il ferait vite et me récompenserait pour ça. Il ne fallait pas alerter la police.
J’ai mis deux anoraks l’un sur l’autre et je suis retourné à la villa. Rien n’avait bougé. J’ai attendu assis par terre, près de la route.
Faivre est arrivé moins d’une demi-heure plus tard. Sans doute qu’il n’avait pas respecté toutes les limitations de vitesse. Il a arrêté la voiture très loin pour ne pas faire de bruit et il s’est avancé à pied vers moi :
— Ils sont encore dedans ?
— Je pense que oui...
— Aide-moi, s’il te plaît... Tu es bricoleur ?
Il y avait une sorte de jubilation dans sa voix.
Il me tutoyait, tout à coup. Ça m’a fait peur. On a sorti de son coffre une torche, une perceuse électrique sans fil et une boîte à outils.
— Viens...
On a marché jusqu’au garage.
— Tu saurais fixer la porte au sol pour qu’on ne puisse plus l’ouvrir du tout ?
Je l’ai regardé, incrédule :
— Vous voulez...
— Tu saurais faire ?
J’ai secoué la tête pour dire que oui et je m’y suis mis.
Pendant ce temps, Faivre est entré dans le garage quelques secondes et il en est ressorti avec une poignée de fusibles. J’ai fait un trou dans le béton, au sol, et j’y ai vissé un crochet assez fort. J’en ai fait un autre dans le bas de la porte métallique, j’y ai mis un crochet aussi. J’ai relié les deux avec du fil de fer. C’était du travail de salopard, mais c’était solide. Faivre a essayé de soulever la porte pour vérifier, ça tenait bon. Il m’a fait un clin d’oeil et m’a tendu quatre billets de cinq cents francs :
— Tiens, pour la peine. Tu ne dis rien à personne, hein ? Je reviens dans une semaine et je te donnerai la même chose. D’ici là , ne t’occupe plus de rien. Je te fais la plus absolue confiance, Thierry. Je te dépose ?
J’ai dit que non, que j’habitais tout près.
Il est reparti. J’ai mis les billets dans ma poche et j’ai marché jusque chez moi.
Au milieu de la nuit, je me suis réveillé. L’idée m’est venue que je ne faisais pas grand-chose de bien dans ma vie, mais que c’était normal après tout, que je ne méritais sans doute pas davantage. Et je me suis foutu à chialer.
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