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Chapitre 6

Publication : par Le directeur

VI Récit de Rémy Doutreleau, quatorze ans, frère de Yann

On a quitté nos habits mouillés et on s’est entortillés dans les couvertures. Yann s’est blotti entre Fabien et moi, il a fermé les yeux mais je le connais bien et j’ai su qu’il dormait pas. Les petits se sont entassés dans la couchette derrière nous.
Le chauffeur a posé quelques questions au début : où on allait, d’où on venait, tout ça. J’ai montré devant, dans le vague. Il a eu l’air de s’en contenter. En tout cas il a plus rien demandé.
Il faisait tiède. Le moteur tournait bien rond, bien chaud. La route défilait dans les phares, très noire sous la pluie, les arbres sans feuilles tendaient leurs doigts tout maigres vers le ciel, parfois on traversait un village endormi, puis une plaine. J’aurais voulu rester toujours dans ce camion. Qu’il roule sans jamais s’arrêter, jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à l’Océan. Parce qu’il roulait vers l’ouest, ça j’en étais sûr. Vers ce pays que Yann nous avait montré de son doigt, une nuit d’été, par la petite fenêtre de notre chambre. Il avait dit :
— Là -bas c’est l’Ouest. Le ciel est plus grand qu’ici, et puis il y a l’Océan.
L’Océan... On s’était demandé où il avait péché ça, vu qu’il avait à peine quatre ans à l’époque et que personne avait pu lui dire. Mais bon, on s’étonnait déjà plus de rien avec lui. En tout cas, on l’avait cru sans hésiter et depuis, chaque fois qu’on regardait par cette fenêtre, on voyait plus le pré du père Colle avec ses pommiers, ni la clôture ni la mare. On se crevait les yeux sur la ligne grise de l’horizon et on voyait le ciel s’agrandir, on voyait l’Océan. On l’entendait même, avec ses énormes vagues qui brassaient le sable de la plage, vraoutch...
C’est pour ça. Ce camion qui nous emportait dans cette nuit magique, ce camion roulait vers l’ouest, c’était sûr. Pour mieux en profiter, j’ai lutté contre le sommeil. J’imaginais que cet homme tranquille, là , à côté de moi, c’était notre père. Et que la jolie femme de la photo, sur le tableau de bord, c’était notre mère.
— Allez, les gars, je vous emmène faire un petit tour — il aurait dit.
Elle aurait drôlement râlé :
— Et l’école demain ?
Mais nous, on aurait crié et supplié, les sept ensemble, jusqu’à ce qu’elle cède. Et maintenant on serait là dans le camion, avec lui. Ils dormiraient tous. Sauf moi. Parce que l’aîné s’endort pas comme un bébé. Il doit veiller pour tenir compagnie à son père.
— Ça va, mon grand ? Tu dors pas ?
— Ça va — j’aurais répondu, et j’aurais été très fier.
Parce que des pères comme ça, qui traversent la nuit dans leurs camions géants, tout seuls, sans peur, tandis que tout le monde dort au chaud, moi je dis qu’on peut être fier d’être leur garçon.
J’imaginais de mon mieux, mais ce genre de truc, ça dure jamais longtemps. Le type à côté de moi, c’était pas notre père. Notre père, il a pas de camion, il ajuste un tracteur et une
vieille voiture qui démarre pas en hiver. Il donne des coups de pied dedans avec ses bottes sales et il gueule si fort que ça nous fait peur.
Qu’allait-il se passer quand il nous remettrait la main dessus ? Je me suis tourné vers Yann pour qu’il me redonne un peu de courage, mais c’est le regard de Fabien que j’ai rencontré. Il m’a souri. Ça voulait dire : on est bien, non ?
Je lui ai rendu le sourire avec une petite grimace en supplément. Ça voulait dire : on est bien, oui, mais jusqu’à quand ? Puis j’ai fermé les yeux et je me suis endormi.
— On descend tous ! Vite ! Vite !
Yann nous secouait de toutes ses forces, nous tapait de ses petites mains et il rassemblait nos habits. Le camion était à l’arrêt mais le moteur tournait. J’ai vu le chauffeur qui marchait vers un bâtiment : Gendarmerie.
En moins d’une minute on était tous dehors, à moitié nus, nos chaussures serrées contre le ventre. On a cavalé vers le fossé et on l’a franchi comme on a pu.
— Courez ! Courez !
On a couru. À toutes jambes et tout droit. C’était plat et doux sous les pieds, un terrain de foot sans doute. Seulement ça glissait drôlement.
C’est un des deux petits, Max je crois, qui est tombé d’abord. Une gamelle de première catégorie. Les pieds lui sont montés à hauteur de la tête. Puis c’est son jumeau, Victor, qui s’est pris une pelle. Tous les cinq mètres on valdinguait, à tour de rôle. Je crois qu’on le faisait un peu exprès à la fin. C’est vrai, une fois que le mal est fait, trempé pour trempé, crotté pour crotté, autant y aller carrément. C’est ce qu’on s’est dit. Il paraît que des gens paient pour prendre des bains de boue. De la boue tiède, je pense. Celle-ci était glacée. Mais c’était gratuit...
Quand on est arrivés au bout du stade, il manquait
Yann. On s’est retournés, on a attendu un peu et il a fini par apparaître dans la nuit. Il allait au petit trot. Il faut dire qu’il sait pas courir, Yann, il trotte, comme les bébés. On a eu un peu honte de l’avoir oublié. A quelques mètres de nous, il a glissé et s’est retrouvé sur les fesses. Ça a fait platch dans la boue. On n’a pas pu s’empêcher de rire. Et il a ri avec nous.
À ce moment-là , j’ai su qu’on s’en sortirait. Malgré le froid, malgré la nuit, malgré la peur, malgré tout et tout, on s’en sortirait. Je suis allé vers lui et je l’ai pris dans mes bras.
Derrière nous, il y avait des gradins de bois pour les spectateurs. C’était bien un stade. On est allés se cacher dessous. On s’est blottis dans le coin le plus sombre et, à défaut d’une meilleure idée, on s’est serrés les uns contre les autres. Peu à peu on a repris notre souffle mais, quand le calme est revenu, on s’est rendu compte qu’on claquait des dents. J’ai compris que si on restait ici, on allait tous mourir de froid.

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