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Chapitres 3 et 4

Publication : (actualisé le ) par Le directeur

III. Récit de Louis Doutreleau, père de Yann, quarante et un ans

La Marthe, tant qu’on aura un morceau de pain dur à tremper dans l’eau pour le faire mollir, elle appellera ça de la soupe. Et quand y’aura plus rien, elle ira quémander dans les bureaux, elle se fera plaindre. Et si elle a plus droit à rien dans les bureaux, elle ira se mettre à la sortie de la messe le dimanche et elle tendra la main. Sans vergogne. Elle baissera juste la tête pour pas voir les yeux des gens. Les femmes c’est comme ça. Elles sont comme les bêtes. Elles feraient n’importe quoi quand leurs petits ont faim. Les dents leur poussent comme aux louves et elles supportent tout.
Pas moi.
Je crèverai avant. Jamais je demanderai à personne, jamais. Et mes garçons non plus, y demanderont
jamais rien...

IV. Récit de Fabien Doutreleau, frère de Yann, quatorze ans

Au milieu de la nuit, j’ai senti bouger à côté de moi. C’était Yann qui se levait et ça faisait craquer le lit. C’était pas pour aller faire pipi puisqu’on n’a pas le droit la nuit. On y va tous avant de se coucher, on se met en rang d’oignons dans la cour et, quand le père regarde pas, on s’amuse à celui qui ira le plus loin. L’hiver, c’est facile à mesurer avec les traces dans la neige. Ça nous fait rigoler. Ensuite on monte et c’est fini jusqu’au lendemain matin.
Mon Yann qui se lève, donc. Je lui demande où il va et il me dit que les parents se disputent en bas, qu’il va écouter et qu’il revient tout de suite. Enfin il me fait comprendre. Parce que son truc à Yann, c’est les signes. Incroyable. Il dit pas un mot. Il fait juste les mimiques, mais ça vaut tous les commentaires. Ça va à une allure supersonique. Si on essaie de l’imiter, ça dure des heures et c’est de la bouillie. Avec lui, c’est rapide et clair comme de l’eau de roche. Il bouge presque pas, juste à peine le visage et un peu les doigts. Longtemps j’ai cru qu’on était les seuls à pouvoir piger, je veux dire Rémy et moi, ses frères aînés, parce qu’on a l’habitude et qu’il nous aime bien. Mais c’est pas vrai. Ça marche avec n’importe qui. Il suffit qu’il décide de parler à ce n’importe qui. Seulement il se décide pas comme ça, le Yann. Il le fait quand il a confiance. Point final. Par exemple, il a jamais rien dit au père ni à la mère. Il les regarde même pas. Dans les frères, c’est à moi et à Rémy, les plus grands, qu’il parle le plus. Peut-être parce qu’on est dans le même lit depuis dix ans.
Il y en a trois, de lits, dans la pièce du haut. Un pour les deux petits, le plus près de l’escalier, un pour les deux moyens au milieu de la pièce et un pour Rémy et moi, tout au fond, sous la fenêtre. Chez nous, à mesure que tu grandis, ça te pousse vers la fenêtre et ça t’éloigne de l’escalier et des parents qui dorment en bas. C’est pas plus mal, d’ailleurs : ça éloigne des taloches par la même occasion.
Quand Yann est arrivé, comme il était pas gros, ils l’ont ajouté dans notre lit. Et il y est resté. Ça s’est fait
comme ça. Quand il était bébé, c’est nous qu’on s’en occupait, la nuit. La mère montait pas. Quand il
braillait de trop à cause des dents, on faisait fondre un sucre dans un peu d’eau, on y trempait le petit doigt et on lui faisait sucer. Les parents l’ont pris en grippe. On sait pas pourquoi. Parce qu’il est pas pareil peut-être. Ou bien parce qu’il travaille pas et qu’il mange quand même. Ils poussent. Un morceau de pain et une demi-pomme de terre et il est plein à ras bord, le Yann. Un moineau mange davantage. Et puis ils en ont peur, je crois. Il avait pas quatre ans qu’il leur faisait baisser les yeux rien qu’en les regardant. La mère supporte pas ça, elle lui file des beignes. Alors il les regarde plus du tout et l’affaire est réglée.
Yann, il fait la différence entre Rémy et moi. C’est la seule personne qui nous distingue. Il se trompe jamais. De loin, de près, de lace, de dos, la nuit, le jour, tout ce que vous voulez, pour Yann : Rémy c’est Rémy, et moi c’est moi. On a beau se ressembler comme un oeuf et un oeuf, il se trompe jamais. Des fois je me dis qu’il est bizarre. Pas à cause de sa petite taille, ça tout le monde le voit. Non, à cause de sa façon de se faire comprendre si vite et si bien. Parfois il me dit quelque chose de compliqué et je me rends compte seulement après qu’il a même pas bougé un cil. Il m’a juste regardé. Il y en a à qui ça ferait peur. Pas moi.
Bon, j’en reviens à cette fameuse nuit. Au bout de cinq minutes pas plus, je m’étais presque rendormi, voilà mon Yann qui revient et qui me tire la manche du pull-over (on dort avec parce qu’il fait pas chaud).
J’ouvre les yeux et je le trouve piqué là , juste devant mon nez. C’est la première fois que je le voyais paniqué comme ça. Alors, comme il est plutôt calme d’habitude, j’ai su tout de suite que c’était grave. Son
visage s’est mis en mouvement, et ses petites mains, dans la lueur de la bougie. Et plus il me parlait, plus c’est moi qui l’avais, la panique.
— Il faut partir, Fabien — qu’il me dit — Tous ! Vite ! Avant le matin !
J’allais demander pourquoi mais j’ai eu peur de poser la question. Enfin, peur d’entendre la réponse plutôt. Terriblement peur. Et puis je crois que je savais déjà . J’ai seulement pu bredouiller :
— Mais Yann... il pleut à verse... il fait nuit noire...
— Justement — qu’il me dit — la pluie bat tellement fort, ils nous entendront pas sortir, il faut pas attendre, il faut se dépêcher et partir. Vite. Parce qu ’ils veulent nous... ils vont nous...
Il voulait pas dire le mot. Le mot, c’était tuer, bien sûr. Mais il arrivait pas à le cracher, ou bien il voulait pas. Il a fini par dire :
—... ils nous veulent du mal... tu comprends ça ?
Quand je pense qu’il avait dix ans et moi quatorze, on aurait pu penser le contraire. Il faisait son possible pour me ménager. Je me suis quand même mis à pleurer. L’idée de fuir dans la nuit noire et sous la pluie battante avec mes frères me semblait trop terrible. Alors Yann a fait quelque chose de très doux et de très tendre. Il m’a caressé la tête et les joues avec ses deux menottes :
— Ne crains rien — ça voulait dire — je m’occuperai de vous tous. Ne perds pas courage.
Je me suis levé, je me suis habillé et, tous les deux, on est allés réveiller nos frères. On passait de l’un à l’autre. Dès qu’ils ouvraient l’oeil, je leur expliquais ce que je savais et ce qu’il fallait faire. Si j’avais été seul, ils m’auraient pas cru, mais avec Yann c’était plus facile.
— D’accord, d’accord... je viens — qu’ils ont tous dit les uns après les autres.
C’est cette nuit-là que Yann est devenu notre petit chef. Ça s’est fait tout seul.
On s’est habillés le plus chaudement qu’on a pu, et on est descendus. Les marches de l’escalier craquaient méchamment mais la pluie crépitait si fort et le vent soufflait tant que les parents ont rien entendu. L’horloge dans la cuisine marquait tout juste deux heures.
On a traversé la cour. Corniaud a pas bronché. Une fois dehors, on a marché droit devant nous sur le chemin, puis sur la route. En quelques secondes on était trempés, glacés... et perdus.
Yann marchait devant. Je le suivais de près avec Rémy. Nos frères venaient derrière, se tenant par la main. Les deux petits pleurnichaient.

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