Accueil > Archives > Année scolaire 2019 2020 > CM2 M. Lauga > Lecture : L’enfant Océan > Chapitre 6 (deuxième partie)

Chapitre 6 (deuxième partie)

Publication : par M. Lauga

VI Récit de Valérie Massamba, vingt-cinq ans, étudiante

C’est moi tout craché, ça. J’ai tellement peur de rater le train que j’arrive à la gare avec trois quarts d’heure d’avance. Et je poireaute. Dans ces cas- là , je me trouve une place sur un banc et je pique le nez dans un magazine. Ça veut dire en clair : je ne suis là pour personne, prière de ne pas déranger.
Voilà pourquoi, quand le garçon s’est assis juste en face de moi, je ne l’ai tout d’abord même pas remarqué.
C’’est l’odeur qui m’a alertée. Je ne sais pas quand ce gosse avait changé de chaussettes pour la dernière fois, mais il était inutile d’avoir son diplôme de chien de chasse pour le suivre à la trace. Mamma mia / S’il avait été un adulte, j’aurais changé de place immédiatement. Seulement, il avait douze ou treize ans, pas davantage, et puis surtout, c’était une pitié de voir comme il était fagoté : un anorak marron qui ne fermait plus, des fils de laine qui pendouillaient aux manches du pull. La seule chose présentable était une casquette à oreilles qui le faisait ressembler aux aviateurs d’autrefois. Il tenait sur ses genoux un de ces cabas en plastique qu’on utilise pour les courses. Drôle de bagage pour voyager.
Ce gosse ne devait pas aimer qu’on le chatouille, ça se devinait à son visage taillé à la hache, à son menton carré. Mais il avait dans l’oeil quelque chose de fragile, tout de même, d’inquiet. Je suis étrangère et je le connais bien, ce regard. Il m’arrive de le voir dans mon miroir. Alors je suis restée. Malgré l’odeur...
J’étais loin de me douter à ce moment-là à quel point cela deviendrait intéressant.
Je vais essayer d’être claire, parce qu’il y a de quoi s’y perdre. Vraiment.
Pour commencer, quelque chose bouge dans le sac du gosse. Est-ce un chat ? Un chien ? Un lapin ? Un poulet ? Je n’en ai aucune idée. Une seule certitude : c’est vivant ! Mieux encore : le gosse se penche et parle tout bas à la chose qui bouge. Il doit bien l’aimer, son chat, sa tortue ou son canari pour lui faire des discours comme ça !
Puis il se redresse, observe intensément les voyageurs, replonge dans le sac et recommence. Plus de dix fois.
Tout cela dure vingt minutes au moins. Moi, je ne bronche pas. Je lis mon magazine. Enfin, je fais semblant.
Soudain le gosse se lève, marche vers un banc où sont assis un père de famille et ses deux enfants qui viennent d’acheter leurs billets au guichet. Ils chahutent. Ils ont l’air heureux de prendre le train ensemble, c’est peut-être la première fois. Mon petit roi du parfum passe derrière eux, dépose ni vu ni connu son sac à côté du leur, et va se poster dix mètres plus loin, près du kiosque à journaux. De là il fait semblant de regarder ailleurs, mais il a
tellement envie de voir les deux sacs qu’il en louche. J’en connais une qui louche aussi, elle s’appelle Valérie, et c’est moi. Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer, nom de nom ?
Ce qu’il fabrique, je vais le savoir bientôt et ça vaut le coup d’oeil.
Le sac en plastique a une fente sur le côté. De la fente émerge tout à coup une sorte de petit tuyau. Ce petit tuyau, c’est une manche de veste et au bout de la manche de veste il y a quoi ? Eh bien il y a une main.
Évidemment ! C’est tout naturel, non ? Au bout d’une manche, il y a souvent une main, avouez-le.
Vraiment, un rien vous étonne ! La main est minuscule, toute ronde. Elle tâtonne un peu, elle a du mal à trouver le sac en cuir. Depuis sa cachette près du kiosque à journaux, mon petit gars fait des grimaces muettes. S’il le pouvait, il hurlerait : « A gauche ! A gauche encore ! Là , tu y es !  » Seulement il ne peut rien faire. Juste regarder et souffrir.
Finalement elle y est, la petite main :
Zip ! Elle actionne la fermeture Éclair du sac !
Grat grat ! Elle fouille dedans !
Fftt ! Elle en tire trois billets de train pour Bordeaux.
Fftt encore ! Et elle retourne là d’où elle vient. C’est fini.
Mon petit gars ne perd pas une seconde. Il repasse derrière le banc, saisit le cabas par les deux anses, marche droit vers la sortie et disparaît. Juste à temps. Le père jette un coup d’oeil à l’horloge et rameute sa troupe. Les trois se lèvent et se dirigent vers la voie 2 d’où part le train pour Bordeaux. Dites, monsieur, n’oubliez pas de bien composter vos billets...
Je sais, je sais, ce n’est pas bien. J’aurais dû dénoncer, signaler, alerter, j’aurais dû, j’aurais dû... Je ne l’ai pas fait. À cause des yeux de ce gosse, ses yeux de petit animal traqué.

Ajouter un commentaire

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom

Menu